48

 

 

 

Lucien Hono et M. Gé étaient assis dans deux fauteuils dont les pieds, plus courts d’un côté, étaient retenus par des cales sur le sol en pente d’une longue salle voûtée. La douce lumière de l’Arche les enveloppait, sans un soupçon d’ombre, et le silence les enveloppait, sans un soupçon de bruit.

Devant eux, couchée sur un chariot posé lui-même sur des rails, une fusée emplissait presque toute la salle déclive, sa pointe dirigée vers une porte de béton et d’acier. La fusée avait une trentaine de mètres de longueur et un peu plus de deux mètres de diamètre. Elle était jaune. Elle était de plomb et d’acier revêtus d’or.

— Elle est prête, elle est pleine, dit Hono.

Il était content de son travail. Ce serait le dernier. Il ne servirait à rien. C’était une tentative absolument inutile. Mais c’était du beau travail. Il était satisfait de l’avoir mené à bien, et de savoir que ce bel objet n’était guère plus qu’un dernier soupir.

Il avait entrepris la construction de la fusée tout de suite après la fin de la G. M. 3, sur les instructions de M. Gé. Celui-ci avait appris que la Suisse venait de mettre au point l’arme suprême, et il savait que contre cette arme-là l’Arche n’offrait aucune protection. Il n’y avait aucun abri possible contre la grande mort, la mort paisible qui envelopperait la Terre d’un doux linceul. Il était tout à fait inutile d’essayer d’y échapper en s’enterrant. La grande mort entrerait dans la Terre jusqu’au cœur. Il restait une chance à l’homme, c’était de s’arracher à la Terre et de gagner l’éther.

La fusée ne pouvait emporter qu’un couple, et quelques animaux et sacs de graines. Le long cylindre était presque entièrement occupé par les instruments automatiques de navigation.

Les sacs de graines étaient déjà en place, et aussi le taurillon et la génisse, l’étalon et la jument, la chienne enceinte, la ruche avec sa réserve de sucre, la poule couveuse sur ses deux douzaines d’œufs, trois brebis pleines, quelques douzaines de vers de terre dans une motte, quelques petits oiseaux, et des insectes dans un bocal. C’était tout. Il avait fallu choisir.

Les animaux étaient endormis. Ils resteraient dans cet état de léthargie pendant tout le temps que durerait le voyage, c’est-à-dire environ dix ans. Ils se retrouveraient, à leur réveil, exactement pareils à ce qu’ils étaient au moment de s’endormir. Ils n’auraient ni grandi ni maigri. La fusée, après avoir tourné autour de la Terre pendant dix ans, hors d’atteinte de la grande mort, se reposerait doucement non loin de son point de départ. Alors tous ses occupants s’éveilleraient Ce serait peut-être pour vivre ou peut-être pour mourir. Car M. Gé ne savait pas si l’effet de l’arme suprême serait temporaire ou définitif et, temporaire, s’il durerait des jours, des mois, des années ou des siècles, si la Terre resterait définitivement morte, ou si elle pourrait de nouveau accueillir la vie, et quand… Le physicien suisse Emboulestein, qui avait inventé l’arme, n’en savait rien lui-même. M. Gé tenterait la chance, une simple chance, simplement.

— Il va falloir y faire entrer le couple, dit M. Gé. Ce n’est pas la peine d’attendre davantage. Il vaut mieux être prêt à tous moments. De toute façon, Irène et César s’endormiront dès qu’ils seront allongés dans leurs loges. Puisqu’ils doivent y rester dix ans, quelques jours de plus ou de moins…

— Je ne suis pas tellement sûr, dit Hono, que les Suisses emploieront l’arme. Ce sont des réalistes. Ils anéantiraient leurs adversaires, c’est entendu, mais eux aussi…

— Vous oubliez, dit M. Gé, que l’arme est entre les mains de son inventeur, Emboulestein. Emboulestein est un individualiste farouche, un fanatique de la libre discussion. Il préférera faire périr le monde que le voir renoncer à la liberté de pensée et d’expression.

— Je le comprends, dit Hono, et je le remercie d’avance, si c’est à lui que toute cette idiotie doit de prendre fin. Il n’y a que trop longtemps qu’elle dure. Combien de millions d’années ? On ne le sait même pas. L’homme n’a même pas été capable de garder le souvenir de toutes les stupidités qu’il a accumulées depuis qu’il est sorti de la boue. Il est grand temps qu’il y retourne.

— La boue, dit M. Gé, c’est une façon de parler. Il n’y aura plus de boue.

— Avez-vous mis Irène et César au courant de ce que vous comptez faire d’eux ? demanda Hono.

— Non, dit M. Gé. Pour éviter toute discussion, je les ferai entrer dans la fusée par le même moyen que j’ai employé pour les faire venir dans l’Arche. Ce n’est pas indispensable, mais cela me fera gagner du temps. L’appareil qui leur donnera l’ordre d’entrer dans la fusée mettra aussi dans leur tête tout ce qu’ils doivent savoir : où ils sont, pourquoi, et ce qu’ils auront à faire en se réveillant.

— Ils auront à mourir, dit Hono. J’ai étudié l’arme. Je sais ce que je dis. La Terre ne pourra pas reprendre seule son état premier. Il faudrait l’intervention d’un antidote. Si moi je ne l’ai pas trouvé, qui voulez-vous qui le trouve, dans le peu de temps qui reste ?

— Où en êtes-vous de vos recherches ? demanda M. Gé.

— Théoriquement, j’ai abouti. Mais il manque un élément impondérable, un je ne sais quoi, peut-être tout simplement la vie…

Il resta un instant songeur, ajouta :

— Je dois dire que je suis assez content de n’avoir pas trouvé. D’ailleurs vous savez que le remède serait aussi redoutable que le mal…

Il alluma une nouvelle cigarette, se leva, fit quelques pas, posa sa main sur le flanc d’or de la fusée et la caressa doucement. Il dit :

— Joli cercueil…

Le diable l’emporte
titlepage.xhtml
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_000.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_001.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_002.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_003.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_004.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_005.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_006.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_007.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_008.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_009.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_010.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_011.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_012.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_013.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_014.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_015.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_016.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_017.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_018.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_019.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_020.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_021.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_022.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_023.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_024.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_025.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_026.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_027.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_028.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_029.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_030.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_031.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_032.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_033.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_034.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_035.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_036.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_037.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_038.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_039.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_040.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_041.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_042.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_043.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_044.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_045.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_046.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_047.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_048.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_049.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_050.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_051.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_052.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_053.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_054.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_055.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_056.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_057.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_058.htm